"L'une des questions à laquelle le texte de Duras invite à réfléchir porte sur la valeur de l'esthétique en tant que telle, sur la signification de la construction de pratiques qui se constituent sur un écart avec quelque chose qui s'appellerait « le réel ». Ce qui pose la question de la fiction, de l'abstraction, de la métaphore, du formalisme - ce que je regrouperais dans la catégorie des dispositifs fictionnels. Bien sûr, il y a de la fiction qui aide à dire du réel, ou à dire quelque chose du réel ou à évoquer des éléments qui lui manquent. Mais il y a aussi des fictions dont la fonction ou la nature est de masquer la réalité, de la cacher, de ne pas dire la vérité, ou de dire autre chose que la vérité, et qui peuvent donc être vues non pas comme des travaux indépendants du réel mais comme des formes d'engagement contre l'engagement à prendre conscience du réel et à le transformer." -L'art impossible, Geoffroy de Lagasnerie

Depuis que je m'intéresse aux formes artistiques dans des contextes d'interventions (d'amis, d'artistes que j'admire ou parfois les deux à la fois), m'est apparu que je pouvais facilement les classer en deux catégories : soit très encrées dans le réel, soit tournés résolument vers la fiction en abandonnant une partie du réel. Il faudrait se demander comment, lorsque l'on fait intervenir la fiction dans un travail d'intervention, nous sommes dans le cas d'un supplément au réel, d'une manière d'imaginer des possibles et non de masquer la réalité des participant·es. Je me demande comment trouver des formes qui sont à la frontière des deux et qui finalement proposent une toute autre alternative à cette dichotomie. Le texte qui introduit ce chapitre peut paraître assez décourageant quant à la capacité que nous pouvons avoir à répondre à l'impératif d'une fiction qui supplémente le réel.

Une réponse possible est apparue après ma rencontre avec Fabrizio Terranova qui parlait de "narration spéculative", un terme qui fait apparaître la force vive des récits qui cherchent à inventer des "possibles" qui prennent pied dans le réel et qui décalent les "probables" qui nous sont présentés comme les seules options politiques et sociales valides. Isabelle Stegers disait "Dis moi comment tu racontes et je te dirais à la construction de quoi tu participes".
Si les artistes ont le pouvoir de laisser entrevoir ces "brèches dans le réel" pour paraphraser Fabrizio Terrnova, n'ont iels pas le pouvoir de faire entrevoir les "possibles" dans l'intimité de chaque participant·es à des ateliers, rencontres, projets collectifs ? Si tel est le cas, il est impératif pour moi d'essayer.

/EXPERIENCE FANTASMÉE

Une amie revient d'une intervention qu'elle a réalisée avec une classe de CM1 dans le cadre du programme "création en cours". Elle me dit que ses ateliers se sont particulièrement bien passés et que l'enseignante en charge de son accueil est toujours en recherche de nouvelles collaborations avec des artistes. Je saute sur l'occasion pour proposer une idée de projet que j'ai depuis longtemps dans la tête et qui nécessite que le public soit déjà familiarisé avec la situation d'intervention. Je contacte l'enseignante et nous organisons cette expérience sur trois après-midi avec les enfants.
Le principe de mon atelier est de proposer à un groupe ayant déjà vécu des interventions artistiques d'inventer une collectivement un programme intervention pour un autre public. Je propose donc aux élèves d'inventer une situation dans laquelle iels seraient des professeurs qui proposent des ateliers à leurs enseignant·es. D'abord interloqués par une telle proposition, les enfants se prêtent finalement au jeu et même si beaucoup de propositions prennent plutôt la forme de blagues et de situations impossibles, ces idées rendent compte assez fidèlement des choses qui les intéressent et de manières de les faire exister dans une situation d'enseignement. Ces propositions sont très variées et tournent principalement autour d'activités sportives et artistiques en plein air.
Le retournement de rôle permet à la fois aux enfants de se rêver dans des situations dans lesquelles iels partagent leurs connaissances et fait apparaître une confiance qui n'existait pas avant l'atelier. Cette intervention permet également à l'enseignante d'avoir une connaissance beaucoup plus précise des intérêts et envies des élèves. Finalement, les quelques propositions qui semblent réalistes seront potentiellement mises en place pour la fête de fin d'année de l'école.

/TACTIQUES

Comme lorsque Seumboy Vrainom propose des écritures de récits de fictions qui permettent à des groupes issus de l'immigration coloniale française de se réapproprier leur histoire et coller leurs imaginaires à leur réalité, il faudrait proposer des interventions qui permettent à des groupes de créer des fictions vraiment inclusives. Créons des histoires décoloniales, post-capitalistes, hors des oppressions.

En s'inspirant de certains codes de la littératures comme la science-fiction, l'auto fiction, le décalage, nous pouvons arriver à développer des imaginaires qui, tout en puisant dans la réalité, produisent du rêve et de l'évasion.

Proposer une introduction à des pratiques performatives peut être une manière efficace d'engager un groupe à imaginer des décalages avec leurs réalités. La performance permet de produire du décalage par la pratique du corps et donc parfois de rendre l'approche plus directe. J'aime beaucoup l'expression "jouer son propre rôle" et je trouve que cette manière de penser permet de prendre un détour avec la réalité.
>Master "narration speculative"
>Geoffroy de Lagasnerie
>Conférence "pour une éthique des oeuvres"
>Fabrizio Terranova
>Isabelle Stengers, Fabriquer l'espoir au bord du gouffre
>Création en cours
🤹
>Seumboy Vrainom : €
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