Ce chapitre devait à l'origine s'appeler "DÉTOURNER LES FINANCEMENTS". Je ne voulais pas de donner l'impression que je glorifiais le fait de détourner de l'argent pour son bénéfice personnel. Surtout que l'intervention artistique est majoritairement financée par de l'argent public et on connait les avantages financiers dont font cadeau les politiques aux grandes entreprises françaises qui leur permettent de largement piquer dans la caisse. Je vous renvoie pour ça à la grande majorité des épisodes de "cash investigation" réalisé par Elise Lucet et son équipe qui montre très bien ce genre de montages.

Au contraire ce chapitre propose de rêver à l'artiste comme Robin des bois de la redistribution des financements publics. Et si l'artiste, lorsqu'il est en rapport direct avec un public, n'était pas le plus à même d'analyser les besoins de ce public et de trouver les moyens de répondre aux envies ?
Bien que les questions de financements des pratiques artistiques soient une chose qui me passionne, je me suis également rendu compte que, lorsque l'on commence à imaginer l'artiste comme analyseur des situations dans lesquelles il intervient, il peut trouver des réponses à des besoins par d'autres leviers que ceux financiers.

C'est le cas par exemple du collectif d'artiste "wochenklausur" qui investis, suite d'invitations, des institutions artistiques pour y installer un bureau de recherche temporaire. Dans leur processus, un temps est accordé à l'analyse des problèmes que peuvent rencontrer les habitant·es de la ville dans laquelle iels interviennent puis un deuxième temps pendant lesquels iels mettent en place une réponse qui améliore la vie de la communauté. Leur statut d'artiste leur permet à la foi une approche directe et libre avec le public et donc de comprendre de manière pratique et non théorique les défis auquel iels vont faire face. D'un autre coté, ce même rôle leur permet d'engager beaucoup plus facilement des discussions avec et les pouvoirs publics mais aussi les entreprises privées. Certaines entreprises acceptent d'offrir gracieusement du matériel pour construire un abri pour usager·es de drogue à Kassel en Allemagne. Les autres projets d'amélioration de la ville n'ont pas reçu le même niveau d'implication ni du secteur public ni du secteur privé. La participation à un projet artistique doit probablement être plus gratifiante que de participer à la vie de la cité.

Si les artistes ont effectivement ce pouvoir de rassembler autour d'elleux les moyens humais et financiers pour changer efficacement la vie, et pas seulement donner l'impression de la changer, alors nous devons nous en emparer.

/EXPERIENCE VÉCUE

Nous travaillons avec mon amie Laura dans un village de 200 habitants dans l'est de la France, elle a été invitée par un centre socioculturel qui propose principalement des activités à destination de jeunes adolescents. Le projet est subventionné par la DRAC Grand-Est qui investit beaucoup pour envoyer des artistes dans les "déserts culturels" (expression très grossière selon moi mais qui a plusieurs fois été prononcée devant moi). Mon amie monte le dossier, elle travaille d'abord un temps là-bas, moi à distance et nous nous retrouvons après un mois avec une idée en tête.
En discutant avec la responsable du club ado du village nous comprenons que, contrairement à ce qu'elle avait vécu dans son adoléscence, aucune fête à destination des adolescents ne sont plus organisées. En plus de réduire le nombre d'événements de divertissements auxquels les jeunes peuvent assister, ce manque crée une fracture entre les différents villages et communautés d'enfants qui n'ont presque aucun temps pour se rencontrer. Laura et moi qui travaillons tout·es les deux parallèlement à nos vies d'artistes dans le milieu de la fête savons à quel point ces moments créent, renforcent et pérennisent les liens sociaux.
Quelques discussions plus tard il est décidé qu'un tiers de la bourse de création accordée par la DRAC sera utilisée pour organiser une soirée mousse calquée sur celle que la responsable du club nous raconte. Les enfants de 3 clubs se retrouvent sur un terrain de foot, Laura joue de la musique, je prends des photos. Les enfants timides au début nous racontent qu'ils ont enfin l'occasion de parler avec des personnes qu'iels ne croisent qu'au collège. La DRAC, par notre intermédiaire, à financé un manque dans le paysage socio-culturel de la communauté.

/EXPERIENCE RAPORTÉE

Céline Ahond me racontait en 2019 qu'elle était invitée à projeter son film "Jouer à faire semblant pour de vrai" au centre Pompidou. Elle a réalisé ce film dans le cadre d'un 1% artistique à Bondy, c'est d'ailleurs le seul exemple à ma connaissance de 1% artistique qui prend la forme d'une création vidéo collective avec les usager·es d'un établissement. Beaubourg propose un budget pour la projection, en sous entendant à Céline que cet argent devrait servir à organiser un buffet de vernissage et à sa rémunération. Sans en informer le centre d'art, Céline commande plusieurs bus pour faire venir toustes les acteur·ices du film et leurs familles et les faire venir (certain·es pour la première fois) au centre Pompidou. Elle finit son histoire en ajoutant : "Ça va pas leur faire de mal de se faire bousculer un peu en invitant de vraies personnes pour une fois !"

/TACTIQUES

Depuis le XXe siècle, les artistes se sont efforcés de brouiller les pistes entre art et non art. Cette posture d'abord disruptive a rapidement et ce depuis les années 80 largement été célébrés par à la fois les historien·es de l'art, les curateur·rices et les collexioneureuxes. Les critiques de Dada, Fluxus, des artistes conceptuels, sont devenus les références préférées des acteur·ices du milieu de l'art. Ce sont les personnes de cette génération qui analysent nos dossiers, débloquent les financements, diffusent nos projets : profitons-en ! Le tout est de réussir à tisser un projet entre ces références.

Lors de la rédaction d'un dossier et surtout d'un budget prévisionnel, il faudrait soit essayer d'être le plus vague sur les dépenses envisagées afin de se laisser la plus grande marge de manœuvre (certains appels à projets permettent plus ou moins de latitude à ce niveau). Parfois, lorsque l'on a pour idée de redistribuer l'argent d'une subvention, il est peut-être moralement acceptable de gonfler son budget pour toujours demander le maximum de ce que la bourse peut financer. Enfin il est important de se renseigner à l'avance sur l'organisme de financement : est-il scrupuleux ou non ?
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