Les souvenirs communs, l'identification, ce qu'en anglais nous appelons "to relate to something/someone", nous permettent de nous connecter, de créer de la confiance et d'élaborer ensemble plus facilement des projets artistiques. On s'observe moins et on oeuvre ensemble.
Dans son livre "Le maître ignorant", Jaques Rancière nous raconte l'histoire de Joseph Jacotot, éducateur qui s'est retrouvé à enseigner dans une langue qu'il ne connaissait pas. Si ce texte pose la question de l'égalité dans l'enseignement de manière philosophique, nous pouvons également de manière plus pratique se demander comment nous pouvons créer un rapport d'horizontalité avec celleux que nous rencontrons hors d'un contexte d'enseignement. Montrer que nous apprenons des autres autant que nous leur apportons (et souvent bien plus) crée un contexte d'amateurisme assumé et partagé par toustes. Le concept d'amateurisme me semble particulièrement adapté au contexte d'intervention puisqu'il fait apparaître une chose qui me semble primordiale : faire et partager ce que l'on aime. Qu'il s'agisse de pratiques, de souvenirs, de connaissances, trouver ce que l'on aime faire en commun ou en tout cas s'intéresser à ce que les autres aiment faire démultiplie la confiance et complexifie les propositions artistiques ou para-artistiques. On dit souvent que l'on n'apprend jamais mieux qu'en expliquant à d'autres, pour l'art nous pourrions peut être dire qu'on ne fait jamais des choses plus belles et intéressantes que lorsque l'on souhaite profondément les partager.
Cependant, produire de la rencontre et les conditions nécessaires à la collaboration ne veut pas dire effacer les critiques que nous pouvons formuler à l'égard les un·es des autres. C'est ce que je retiens par exemple du livre "Retour à Reims" de Didier Eribon qui fait l'analyse des raisons de son départ de sa région natale en retraçant l'histoire de la domination sociale en France depuis 3 générations. Ce travail l'amène à mieux comprendre la réalité de sa famille issue de la classe ouvrière et sujette à la reproduction sociale. Ce pendant cette réflexion ne l'amène pas non plus à passer sous silence l'homophobie violente dont il a été la cible jusqu'à son départ à Paris. C'est la nuance des récits et la confrontation des contradictions qui rendent les rencontres parfois plus complexes mais souvent plus profondes.
Eribon pose la question de manière intime mais elle peut, pour moi, être appliquée à des situations de rencontre :
"On ne change pas le passé. On peut tout au plus se demander : comment gérer son rapport à une histoire dont on a honte ? Comment se débrouiller avec ces horreurs d'autrefois, quand on ne peut échapper à l'évidence que l'on s'inscrit, malgré soi mais malgré tout, dans sa généalogie ?"
/EXPERIENCE VECUE
Nous participions à l'organisation d'un carnaval en Meurthe et Moselle avec une amie, j'étais chargé de prendre les photos de l'événement. Les interactions avec les personnes de la campagne n'étaient pas toujours simples, nous venons de milieux très différents, situation classique dans des contextes d'interventions. Une personne AMAB, portant des jupes et des cheveux longs, parfois du maquillage, visiblement queer (moi), n'est pas présence commune pour les habitant·es de Domjevin, pour la majorité agriculteur·ices. Pourtant après quelques minutes à discuter avec des femmes du village, nous partageons sur nos souvenirs de vider et déplumer les poules, choses que j'avais déjà vécut enfant. Certaines me disent qu'elles détestent le faire, d'autres adorent. Ce n'est pas un souvenir particulièrement joyeux pour moi mais nous finissons par rires en comprenant que nous venons du même endroit bien que nos vies aujourd'hui semblent très éloignées. Un sentiment de confiance apparaît alors. Ce rapprochement est aussi rendu plus facile par le fait d'être ici avec une amie proche qui a un parcours de vie similaire au mien, celui d'une personne citadine ayant des racines fortement implantées à la campagne.
Plus tard, en parlant avec un habitant d'un village et en lui racontant les fêtes que nous organisons avec mon collectif dans la forêt à Strasbourg, je me rends compte que ce paysan prête gracieusement son champ hors des saisons de récoltes pour l'organisation de Rave/Technival. Il me dit que c'est toujours un plaisir de recevoir ces "intermittent·es" comme il les appelle, car iels amènent plus de bonne humeur que de problèmes dans le coin. Je sens que je suis passé de l'image d'un citadin étranger à celle d'un "intermittent" qui aime vider les poules. Cette nouvelle catégorisation me donne bien plus de marge de manoeuvre pour provoquer des rencontres et mon travail de photographe devient à la foi plus simple mais aussi plus riche.
/TACTIQUES
Parfois la timidité, l'impression de gêner, de ne pas partager grand-chose avec un public peut nous paralyser. Pourtant trouver des points de contact est parfois plus simple qu'il n'y parait. Le plus important est de se placer dans une position d'écoute active pour attraper les sujets de rencontre au moment où ils apparaissent. Il faut être attentif car le bon moment ne se présente pas toujours plusieurs fois. Puiser dans des souvenirs d'enfance est souvent une manière efficace de créer du commun.
Lorsque nous sommes en désaccord profond avec des positions énoncées par du public, il est parfois judicieux de détourner volontairement la discussion sur des sujets qui nous rapprochent. Une fois une relation de confiance instaurée entre nous et les autres il est beaucoup plus facile de revenir sur des sujets qui peuvent engendrer du débat et ne pas provoquer instantanément du rejet.
Se rendre compte que nous partageons des choses communes peut également devenir le point de départ d'un projet. Il est parfois exaltant de se rendre compte que nous sommes plus proches que ce qu'il nous semble. Montrer que ces choses qui nous rassemblent peuvent devenir un sujet en soi peut leur donner de l'importance, du corps et ainsi, en se concentrant sur ces différents aspects, rendre légitime la parole des autres et leur donner la confiance nécessaire pour les faire entrer dans une démarche de production collective.
La mise en place d'intervention à plusieurs est aussi une tactique payante. Elle permet à la fois de se sentir plus en confiance et donc moins timide face à un groupe d'inconnus mais permet aussi de multiplier les parcours de vie à travers lesquels des anecdotes peuvent permettre un rapprochement avec les participant·es.
>Definition AFAB/AMAB
>Entretien de Jaques Rancière
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