Il y a un petit texte que je sors souvent car je trouve qu'il dépeint assez justement l'image qu'une certaine partie du milieu de l'art institutionnelle a des artistes et plus particulièrement de leur implication politique :

«Par le fait d’opérer dans le champ de l’«inutile», de ne pas avoir à se ranger dans un quelconque «ordre des choses», l’artiste peut se permettre de poser toutes les questions fondamentales sans se plier à un contexte politique, religieux, économique, moral, ou même esthétique.»
C'est un extrait du texte présent sur un flyer d'une exposition ayant eu lieu à Lausanne en 2022 et qui propose une rétrospective des "modes de résistance" développés par une quinzaine d'artistes.

Il n'y a aucun doute que pour beaucoup nous, artistes, sommes vu·es comme détaché·es du monde, des réalités sociale et économiques. Un certain nombre de responsables du tissu culturel assument que les artistes, lorsqu'iels ne sont pas complètement dépolitisé·es, affichent leurs contestations, en assument la posture sans les traduire en actions. Et si des actions existent, elle semblent très souvent particulièrement inoffensives. Cela va sans dire que leur efficacité est parfois invisible mais bien réelle.

Je me demande alors si cet "air inoffensif" qui colle à la peau des artistes ne serait pas également la raison pour laquelle les revendications politiques, qu'elles soient en lien avec le milieu artistique ou non, menées par les artistes ne sont que très rarement prises au sérieux ? Ces mêmes revendications peuvent également être instrumentalisées, rendues cool et sexy et perdre toute chance de produire du changement. Ces questions réapparaissent aussi car nous sommes actuellement dans une période de réactualisation du débat sur la continuité des revenus artistiques (débats qui ont lieu depuis les années 60, menés notamment par l'artiste Robert Filliou à l'époque). Je me souviens encore des heures passé en CA du groupe "Art en Grève Paris banlieue" qui ont fait émerger des idées revendicatrices particulièrement intéressantes sans qu'elles n'arrivent jamais à toucher les sphères médiatiques et politiques.

Si cette posture qu'on nous prête est la raison pour laquelle nous n'arrivons pas à faire entendre notre voix, si elle entrave notre capacité à produire du changement, nous ne devons avoir aucun scrupule à nous en servir. Portons fièrement cet "air inoffensif" comme un déguisement à tout moment où il peut nous être bénéfique. La maîtrise de ce faux semblant peut nous permettre d'ouvrir bon nombre de portes institutionnelles et culturelles sans pour autant exposer nos réelles connaissances des systèmes qui prévalent notre intervention et que nous souhaitons investiguer, voir déjouer.

L’Armée mondiale Clandestine des Clowns Insurgés et Rebelles utilise un autre déguisement, celui du Clown, afin de réaliser des actions politiques, souvent en confrontation directe avec la police ou des représentants politiques. Leurs apparente innocence et pacifisme leur permettent de très facilement utiliser les armes qui sont les leurs : blocages, caricatures, détournement d'attention par exemple.
Il en va de même des Yes men qui ont rapidement compris qu'un costume de parfait cadre en entreprise leur permettait de s'infiltrer dans un grand nombre de congrès et de tourner en dérision les milieux qu'ils infiltrent. Sans forcément chercher des modes d'actions aussi directes que les clowns ni même tenter de secouer des médias de grandes échelles comme les Yes Men, les artistes ont cependant une carte à jouer dans l'art du camouflage.

/EXPERIENCE RAPORTÉE

Éléonore Saintagnan, artiste française, nous raconte qu'elle a été invitée par le Parc naturel régional des Ballons des Vosges pour réaliser un documentaire sur la région. Elle est d'abord intéressée par la réalité sociale qu'elle rencontre lors du premier mois de repérage sur place. La pauvreté, les parcours de vie rudes des habitant·es du territoire dénote avec l'image touristique que tente de crée l'institution qui l'invite à réaliser son film. Elle se rend alors compte qu'elle a en fait été invitée, sans que les choses n'aient jamais été clairement énoncées, pour réaliser un film documentaire qui ferait la promotion de la région et notamment de ses espaces naturels. Les images des habitant·es la nuit dans le bar du village sont bien loin de ce qui était attendu par le PnrBV. Eléonore est une documentariste qui a travaillé de nombreuses fois à rendre visible des traditions régionales en les remettant dans leurs contextes sociaux. Les commanditaires de ce documentaire ont mal évalué·es les réels intérêts d'Éléonore et ont été·es pris·es au piège de leur propre ignorance ou plutôt de leur tendance à projeter de l'innocence et de la neutralités sur les artistes. Éléonore se retrouve donc en position de force puisque le projet est en cours de production et qu'annuler cette commande reviendrait à assumer qu'iels souhaitent invisibiliser la réalité sociale de la région. Elle oblige donc une institution à co-produire un film qui démontre une forme d'inaction politique de leur part.
Bien qu'Éléonore ait réussi à produire le film qu'elle imaginait malgré les conflits politiques énoncés précédemment, elle rappelle aussi que beaucoup de doutes l'ont traversés en cours de route et que le travail de déculpabilisation de ne pas répondre à un cahier des charges (même s'il n'a jamais été énoncé de manière explicite) a demandé beaucoup d'effort de sa part.


/TACTIQUES

Il faut se déculpabiliser de mentir (ou de s'arranger avec la réalité selon le point de vue que l'on décide d'adopter) lorsque l'on rédige un projet. Il faut faire une distinction entre trois étapes de la vie d'un projet : ce qu'on a envie de faire, ce que l'on présente aux organismes/institutions qui nous permettent de faire exister le projet et enfin la réalité de la réalisation du projet. Tout le jeu est de faire en sorte que le projet souhaité et le projet final soient les plus proches possibles tout en faisant en sorte de ne pas se faire démasquer. Cela dit beaucoup de projets ne ressemblent pas aux notes d'intentions rédigées en amont mais tout le travail est de maintenir le cap que nous nous étions fixées à l'origine. Si cette tactique peut donner l'air d'une bataille silencieuse entre artistes et institutions, je pense plutôt que les artistes peuvent réemployer les institutions à leurs avantages et pourquoi pas ouvrir la voie de leur transformation.

Il ne faut pas surestimer la capacité de recherche des structures avec qui nous collaborons. La plupart du temps si nous proposons un projet à l'apparence dépolitisée, il est assez peu probable (en-tout-cas pour des artistes en début de carrière) que nos anciens projets, potentiellement plus contestataires, soient un frein à la mise en place de nos interventions.
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